Les sombres feux du passé
Immigré depuis trente ans dans la petite ville de Bedley Run, le "docteur" Hata est un homme poli, accommodant, réservé et uniforme. Ce célibataire, qui fut adopté très jeune, mène une vie irréprochable et routinière afin d’ être pleinement adopté par les habitants de la ville. Par ailleurs, lui-même a adopté Sunny, une petite coréenne.
Mais pourquoi Monsieur Hata se montre-t-il si protecteur envers sa fille? Pourquoi lui passe-t-il tout, au point que celle-ci se prend à le détester et à vouloir vivre dangereusement ?
Une amie de Franklin Hata met, incidemment, le doigt sur la plaie du célibataire :
"On dirait que tu lui es redevable, et ça, je ne parviens pas à le comprendre. Je n´en vois pas la raison. Tu l´as recueillie. Tu l´as adoptée. Mais tu agis comme un coupable, comme si c´était une créature à qui tu as fait du mal, autrefois, ou que tu as trahie..."
Petit à petit, cette phrase va permettre à Franklin de remonter le fil de sa vie jusqu’à un souvenir enfoui : alors qu'il était officier dans l'armée japonaise durant la guerre du Pacifique, cinq jeunes coréennes furent amenées dans leur campement pour servir de "femmes de réconfort". Amoureux de l'une d'elles, Hata voulut lui épargner un viol collectif mais, par une crânerie qui n’était que l’envers de sa lâcheté, il précipita la mort odieuse de cette toute jeune fille.
Depuis ce moment, Franklin Hata est un homme détruit et ne parvient plus à vivre qu’en masquant sa honte et sa culpabilité sous une armure de bienséance dépassionnée..
Commentaire
On ne peut dire que le héros de ce roman soit un être bien sympathique : servile à force de complaisance, effrayé devant tout ce qui menace sa surface policée, se voulant sans états d’âme, cet homme n’inspirerait que le rejet s’il n’était, justement, travaillé par les sombres feux d’un passé abominable qui ont tout dévasté en lui, ruinant toute espérance, toute accession au bonheur, tout amour possible chez cet homme profondément solitaire, triste et même, sans qu’il le sache, désespéré.
Mais le passé jamais ne lâche sa proie, et quand sa noire lueur éclaire à nouveau la mémoire de monsieur Hata, ce dernier accomplit un geste hautement symbolique :il met, accidentellement, le feu à sa belle maison cossue pour, après que celle-ci est remise à neuf, la quitter, tout quitter, renonçant ainsi à sa belle posture (« A Gesture life » titre l’ouvrage original), à sa fausse réussite, et il part, seul, « sous un pavillon noir », vers l’inconnu....
On a souvent comparé le docteur Hata au narrateur des « Vestiges du jour » d'Ishiguro. Et c’est un fait que ces deux personnages se ressemblent en ce sens que tous deux sont bardés de conventions et s’évertuent à revêtir une apparence lisse, que tous deux passent ainsi à côté de leur vie, de l’amour et des autres, mais si on imagine Stevens revenir sagement à ses offices, Franklin Hata décide de vivre désormais autrement...