Les intermittences de la mort
Avec le ton sentencieux d’un ironiste chevronné, José Saramago s’empoigne une fois de plus aux préjugés et aux rêves absurdes des hommes pour les battre en une retraite pitoyable.
Dans ce dernier roman, c’est à la grande utopie tellement actuelle malgré les signes d’une destruction planétaire galopante soutenue par une politique de l’autruche, à ce grand rêve donc d’une vie prolongée jusqu’à son ultime qu’est l’éternité que s’en prend la verve critique de l’auteur.
Ah vous souhaitez l’immortalité se gausse l’écrivain, eh bien soyons donc réalistes et voyons un peu ce que cela donnerait !
Le tableau produit par l’absence de mort, ici confiné aux limites d’un pays et conçu par une intelligence affûtée et un bon sens qui s’aiguise mieux encore de s’affronter à l’absurde, a tout de la catastrophe et d’une problématique dont l’infini rejoint en proportion l’éternel de ces vies humaines.
A titre d’illustration révélatrice et du style de l’auteur- où l’absence de ponctuation ne gêne ni la fluidité du texte, ni son caractère jubilatoire- et du type de problème que soulève l’immortalité des hommes, voici un extrait un peu long mais qui ne peut se lire que d’une traite :
Le problème le plus épineux, et nous nous sentons obligés d'attirer sur lui l'attention de qui de droit, c'est que, avec le passage du temps, non seulement il y aura de plus en plus de pensionnaires âgés dans les foyers du crépuscule heureux, mais aussi il faudra de plus en plus de personnel pour s'en occuper, le résultat étant que le rhomboèdre des âges sera rapidement cul par-dessus tête, avec une masse gigantesque de vieillards au sommet, une masse toujours croissante, engloutissante comme un python les nouvelles générations, lesquelles, transformées à leur tour en personnel administratif et d'assistance dans les foyers du crépuscule heureux, après avoir gaspillé leurs meilleures années à soigner des vioques de tous les âges, d'un âge normal à un âge mathusalémien, des multitudes de pères, grands-pères, arrière-grands-pères, arrière-arrière-grands-pères, arrière-arrière-arrière-grands- pères, arrière-arrière-arrière-arrière-grands-pères, et ainsi de suite, ad infinitum, les uns après les autres, comme feuilles se détachant des arbres et tombant sur les feuilles des automnes précédents, mais où sont les neiges d'antan, ils rejoindront la fourmilière interminable de ceux qui peu à peu passent leur vie à perdre leurs dents et leurs cheveux, les légions de ceux qui voient et entendent mal, ont des hernies, des catarrhes chroniques, se sont cassé le col du fémur, les paraplégiques, les cachectiques désormais immortels et incapables d'essuyer la bave qui leur coule du menton,
excellences, messieurs qui nous gouvernez, vous ne nous croyez peut-être pas, mais ce qui nous tombe sur le paletot est le pire des cauchemars qu'un être humain ait jamais pu rêver [….]
Mais un beau jour, la mort décide de reprendre du service.
Le récit, ou plutôt la fable, prend dès lors une tournure beaucoup plus fantasque puisque la mort qui avait un moment suspendu son vol, revient à la vie – si l’on peut dire- en s’incarnant en un être féminin. Je me suis demandé quel était le sens de cette personnification de la mort, assez absurde à première vue, et je n’en ai perçu qu’un seul parmi une pléthore d’autres sens obscurs.
Ce sens est celui-ci : renverser la formule consacrée et considérée comme une vérité inquestionnable selon laquelle l’amour et la mort sont étroitement liées. Le génie de Saramago s’emploie ici à démontrer qu’au contraire elles sont incompatibles et que la vérité se trouve davantage du côté de cette formule antique énonçant « l’amour est plus fort que la mort »