La place
Annie Ernaux s’en tient, dans ces quelques souvenirs d' enfance et dans cette évocation du père, aux faits bruts, durs et secs comme la réalité d’une vie d’homme sans cesse restreinte, d’une survie sans cesse menacée par la misère; aussi son écriture se fait-elle sèche, abrupte, peu émotive.
Les parents d’Annie sont entrés dans le mariage sans un sou, mais, à force de travail, elle dans leur café-épicerie, lui à l’usine, ils se sont bâtis un mieux-être, presque la sécurité, une sécurité néanmoins prudente et méfiante.
La mort de leur premier enfant, une petite fille qui, à sept ans, fut arrachée à la vie par la diphtérie, détruit alors ce semblant de bonheur et plonge les parents dans une détresse, une douleur sans fond.
Quelques temps plus tard, la guerre s’annonce, puis éclate, la misère, la ruine s’installent à nouveau au sein de cette famille laborieuse tandis que naît la petite Annie Au sortir de la guerre, derechef, il leur faut tout reprendre à zéro, durement, péniblement, afin de se reconstruire un début d’aisance.
Et tandis qu’à force de travail, de restrictions, les parents mettent tout en œuvre pour que leur fille puisse poursuivre les études dont elle rêve, Annie, avec la fréquentation d’étudiants, sent monter en elle le désir de quitter le milieu qui la vit naître, de s’éloigner de cette petitesse de vue propre à son père, lui dont la vie acharnée au travail et le manque de culture a rempli de préjugés, lui dont les plaisirs simples font l’objet d’un mépris bien antipathique de la part de la narratrice :
« Il admirait les constructions immenses, les grands travaux modernes (le pont de Tancarville). Il aimait la musique de cirque, les promenades en voiture dans la campagne, c'est-à-dire qu'en parcourant des yeux les champs, les hêtrées, en écoutant I 'orchestre de Bouglione, il paraissait heureux. »
Avec la poursuite de ses études, L’auteur devient de plus en plus snob, elle adopte et se conforme aux goûts bourgeois pour mieux construire son écart envers les mœurs familiales:
« Mon père s'en est toujours remis aux conseils du peintre, du menuisier, pour les couleurs et les formes, ce qui se fait. Ignorer jusqu'à I 'idée qu'on puisse s'entourer d'objets choisis un par un. Dans leur chambre, aucune décoration, juste des photos encadrées, des napperons fabriqués pour la fête des mères, et sur la cheminée, un grand buste d'enfant en céramique, que le marchand de meubles avait joint en prime pour I' achat d'un cosy-corner. »
Pourtant, au-delà de ce mépris, de cette trahison de la fille à l’égard de son père et des siens, pourrait-on parler d’un certain remords chez l’écrivaine devenue adulte, un remords non exprimé, un remords que seul signifie l’écriture de ce petit livre entrepris après la mort du père ? La question reste en suspens….