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Bibliophagie
21 mars 2009

La place

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Annie Ernaux s’en tient, dans ces quelques souvenirs d' enfance et dans cette évocation du père, aux faits bruts, durs et secs comme la réalité d’une vie d’homme sans cesse restreinte, d’une survie sans cesse menacée par la misère; aussi son écriture se fait-elle sèche, abrupte, peu émotive.

Les parents d’Annie sont entrés dans le mariage sans un sou, mais, à force de travail, elle dans leur café-épicerie, lui à l’usine, ils se sont bâtis un mieux-être, presque la sécurité, une sécurité néanmoins prudente et méfiante.

La mort de leur premier enfant, une petite fille qui, à sept ans, fut arrachée à la vie par la diphtérie, détruit alors ce semblant de bonheur et plonge les parents dans une détresse, une douleur sans fond.

Quelques temps plus tard, la guerre s’annonce, puis éclate, la  misère, la ruine s’installent à nouveau au sein de cette famille laborieuse tandis que naît la petite Annie  Au sortir de la  guerre, derechef, il leur faut tout reprendre à zéro, durement, péniblement, afin de se reconstruire un début d’aisance.

Et tandis qu’à force de travail, de restrictions, les parents mettent tout en œuvre pour que leur fille puisse poursuivre les études dont elle rêve, Annie, avec la fréquentation d’étudiants, sent monter en elle le désir de quitter le milieu qui la vit naître, de s’éloigner de cette petitesse de vue propre à son père, lui dont la vie acharnée au travail et le manque de culture a rempli de préjugés, lui dont les plaisirs simples font l’objet d’un mépris bien antipathique de la part de la narratrice :

« Il admirait les constructions immenses, les grands travaux modernes (le pont de Tancarville). Il aimait la musique de cirque, les promenades en voiture dans la campagne, c'est-à-dire qu'en parcourant des yeux les champs, les hêtrées, en écoutant I 'orchestre de Bouglione, il paraissait heureux. »

Avec la poursuite de ses études, L’auteur devient de plus en plus snob, elle adopte et se conforme aux goûts bourgeois pour mieux construire son écart envers les mœurs familiales:

« Mon père s'en est toujours remis aux conseils du peintre, du menuisier, pour les couleurs et les formes, ce qui se fait. Ignorer jusqu'à I 'idée qu'on puisse s'entourer d'objets choisis un par un. Dans leur chambre, aucune décoration, juste des photos encadrées, des napperons fabriqués pour la fête des mères, et sur la cheminée, un grand buste d'enfant en céramique, que le marchand de meubles avait joint en prime pour I' achat d'un cosy-corner. »

Pourtant, au-delà de ce mépris, de cette trahison de la fille à l’égard de son père et des siens, pourrait-on parler d’un certain remords chez l’écrivaine devenue adulte, un remords non exprimé, un remords que seul signifie l’écriture de ce petit livre entrepris après la mort du père ? La question reste en suspens….

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Commentaires
A
Le grand talent d'Annie Ernaux vient du fait qu'en décrivant le particulier, son enfance, ses parents et tous les évènements importants de sa vie, elle met en avant les éléments qui traduisent une époque. Nous pouvons alors tous nous y retrouver. Personnellement je suis presque toujours très touchée par les livres de cette auteure.
S
@ Dourvach : Merci pour ton intervention si pertinente et qui m'invite à penser que sous le prétexte de remords, de réhabilitation comme tu le dis si justement ou d’ hommage, l’auteur n’hésite pas à reproduire, assez froidement d’ ailleurs, ces travers et maladresses qu’elle n’a cessé de mépriser jadis. C’ est ce côté douteux qui m’a profondément dérangé
D
Ton article est passionnant, cest vrai...<br /> <br /> Je voudrais soulever un débat, cependant... M'y autorises-tu ?<br /> <br /> Voilà... J'ai beaucoup de mal avec la mise en scène de l'intime... bien que j'aie adoré "Les Ritals" de François Cavanna, à l'époque... Reiser d'ailleurs avait fait un dessin du père de Cavanna, maçon qui - s'il était resté en vie - découvrant cette (gentille) trahison de son fils, n'aurait qu'un mot : "Ma...".<br /> <br /> J'ai beau vouloir "ne pas trop la voir" mais je ressens toujours ce type de trahison... ne voyant plus alors de "littérature" mais ressentant d'abord cette trahison... c'est une question de fond que plus grand monde ne se pose, tellement nous - lecteurs - avons pris l'habitude de ployer sous ces déballages d'intime (parfois talentueux) de parfois "grands écrivains" (G. Simenon, A. Ernaux, Ch. Juliet) ou sous ces auto-fictions angotesques et pénibles d'écrivains médiocres (la liste, évidemment, serait longue...).<br /> <br /> Le "roman autobiographique" est pour moi un peu gênant : certes l'auteur "règle ses comptes", "réhabilite", "ressuscite ceux qu'il aime" mais toujours je me sens dans la peau d'un voyeur intrusif... Gêne... Au nom de quoi, au fond, offre-t-on ainsi la vie de ses proches (même disparus, même pour "leur rendre hommage"), ainsi déballée au regard d'inconnus (nous) ??? ...<br /> <br /> La recherche d'une certaine "immortalité" (symbolique) de la petite vie (d'ailleurs ni plus ni moins importante que celle de tout autre artiste... ou humain) d'un "écrivain" doit-elle forcément en passer par là ? <br /> <br /> On peut parler de soi et de ses proches dans un roman mais par détours, réhabillages, brouillages de piste... Il me semble d'ailleurs que le résultat esthétique en sera supérieur : je pense au formidable "Pedigree" fictionnel mais VRAI de Simenon face à ses pénibles déballages de "Cahiers d'écolier" et même "Mémoires intimes"...<br /> <br /> Bises et encore merci de cet article passionnant, chère Sybilline !
L
Ce livre me tente bien, et cet auteur figure depuis longtemps dans ma LAL mais je n'ai encore rien lu d'elle.
L
Tu es un peu dure avec Annie Ernaux dis donc ! Comme ceux qui ont défendu La place en commentaires, je pense qu'elle a à un moment eu honte de ses parents avant d'avoir honte de ce sentiment qu'elle a éprouvé. Comme Nanne j'y vois plutôt un hommage...
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