Journal
C’est toujours une entreprise ardue de s’atteler à un journal, et pour ma part, afin d’éviter l’écueil de l’ennui, j’ai entrepris de m’attacher à ce pays de l’entre-deux dont Kafka s’est fait l’habitant unique et inconfortable.
Ces quelques notations sont donc loin de refléter l’ensemble de ce vaste ouvrage...
Tout le drame qui déchirera Kafka se centre autour de son sentiment d’inconciliabilité entre sa vocation littéraire et sa profession de conseiller juridique dans une compagnie d'Assurances, entre son statut de Juif exilé et son adhésion à la civilisation tchèque.
Déchiré entre l’exigence irrépressible de la littérature et le devoir qu'il ressent de participer à une civilisation à laquelle il doit malgré tout beaucoup, la solution kafkaïenne sera l’attente pure (comme il appert dans nombre de ses romans).
Le bureau sera donc un obstacle nécessaire que Kafka ne lèvera jamais Est-ce simple faiblesse comme l’auteur veut le croire lorsqu’il écrit « Corrige-toi, évade-toi de la bureaucratie, vois donc enfin qui tu es au lieu de considérer ce que tu devrais être » ? Ne faut- il pas plutôt voir dans cet obstacle l'aliment même de son désir d'écrire ? : Ainsi, à la date du 7-10-1914, Kafka prend une semaine de congé pour écrire. Or, il n'écrit pas et s'exclame "ces trois jours m'autoriseraient-ils déjà à conclure que je ne suis pas digne de vivre sans emploi de bureau?" : ce qui veut dire : Puis- je soutenir mon désir d'écrire lorsqu'il ne s'affronte à aucun obstacle? Kafka peut donc d’autant mieux être dans le désir d’ écrire : « Tout ce qui n'est pas littérature m'ennuie et m'est détestable parce que cela m'importune, fût-ce prétendument » que les obstacles s’accumulent à cette écriture : travail, amours, malaises physiques...
Ne parvenant ni à quitter son métier, ni à achever ses oeuvres toujours fragmentaires, Kafka espère et attend dans une sorte de no man’s land (comme ses personnages d’ailleurs) une libération qui ne pourrait venir que d’un choix toujours atermoyé.
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Et ici se révèle encore une vérité : .Kafka n’a jamais pu achever ses oeuvres parce qu'il n’a jamais voulu leur donner cette forme d’achèvement essentielle : celle où l’oeuvre fait entrer son auteur dans la trame sociale et celle où l’auteur en assume la responsabilité sociale: En effet, en fin de sa courte vie, il demande à son ami Max Brod de brûler la plupart de ses écrits , manifestant ainsi son vœu d’être oublié, effacé par une civilisation qui n'aurait accordé aucun droit de cité à ses oeuvres.
Par bonheur, d’autres intellectuels ont repris en main cette oeuvre destinée à périr pour l’introduire dans notre patrimoine.